Marcus Kreiss
Par la vidéo, le dessin, la performance et l’entrepreneuriat Marcus Kreiss renouvelle depuis les années 90 la figure de l’artiste et sa place dans la société. Né dans la ville portuaire et interlope de Hambourg, Marcus Kreiss y vit ses premières expériences activistes. 1982 : une couverture du magazine Stern résume cette époque. La photo montre une classe de lycée dont les élèves posent, joyeux, devant le photographe. Nus, ils revendiquent leur liberté sexuelle dans une société allemande encore lourde de morale et de répression. Marcus est là, qui demeurera fidèle à l’esprit et à l’idéal de cette jeunesse allemande. Marcus Kreiss fait son apprentissage de l’art, de ses techniques, de ses codes et de son milieu d’abord en Italie, à Cinecittà, où il étudie le cinéma, puis aux Beaux-Arts d’Aix-en-Provence. Il s’émancipe progressivement de ses influences, dont les grands dessinateurs et maîtres de la ligne que furent Matisse et Schiele, pour développer un vocabulaire plastique très personnel, brutaliste au sens architectural du terme, dont l’apparente simplicité graphique, immédiatement accessible, ouvre sur un vertige sémantique troublant car inattendu. Dès ses études à Cinecittà, Marcus Kreiss s’intéresse à l’espace de l’écran comme tableau. Il crée en 2001 la plateforme de diffusion vidéo “Souvenirs from Earth”, chaîne câblée depuis 2006, qui lui permet de s’adresser directement au public le plus large, hors de la sphère de pouvoir du milieu de l’art. Il y diffuse ses propres réalisations parmi celles de milliers d’autres artistes. Marcus Kreiss vit sa vie en performeur, jouant d’une persona à facettes, à travers des fictions dont le « cow boy with a paper hat », qui hantera l’exposition, est le dernier avatar… Jean-François Raffalli, Curator
MATADORAS …make it look like an accident by LNI
«LES MATADORAS DE MARCUS KREISS SONT DES SUPER-FILLES EMPOWERED.
LEUR SEXE EST LEUR ARME »
L’idée de la muse en tant que véhicule de la fantaisie masculine est profondément enracinée dans la culture contemporaine: l’homme crée, la femme inspire. Il en est ainsi depuis des siècles et cet état de fait a pu logiquement être perçu comme un obstacle à l’émancipation des femmes. Eh bien, je suis sur le piédestal de Marcus Kreiss comme muse depuis deux ans et, bien qu’admirée et aimée, je n’en suis jamais tombée, parce que je n’y jamais été très idéalisée. Alors que vacille l’argument victorien selon lequel «le sexe est un besoin de l’homme et que les femmes le supportent», j’ai le sentiment que le monde de l’art doit aller dans le même sens.
Lorsque la muse féminine est encore perçue comme la plus belle vision de la partie yin de l’artiste masculin, elle est réduite à un objet sans aucune agence/ parole. On pourrait rapprocher/comparer ce dernier du/au mythe d’Eve créé par une partie d’Adam. N’oublions pas que, depuis les Grecs, le rôle du nu artistique a été de faire en sorte que l’homme se sente comme Dieu. C’est la raison pour laquelle un nu classique et surtout féminin a toujours été divin, sans tache/parfait et par conséquent dépouillé de sa sexualité: il est sacralisé.
En ce sens, je peux dire que Marcus Kreiss m’a toujours peinte èrement nue et que, pour- tant, je n’ai jamais été : l’art de Marcus est indéniablement et sans excuse, un art nu, pas un art du nu, selon la nuance qui peut exister dans la langue anglaise entre les mots nude (pour les personnes) et naked (pour les choses). Bien sûr, à travers l’histoire de l’art, les frontières entre ces deux conceptions du nu ont été brisées à de nombreuses reprises. Mais malgré le fait que le monde de l’art admire toujours plus la nudité, sa réaction à son égard s’est radicalement transformée. De nos jours, nous avons tendance à réduire à un simple sexisme tout ce qui représente des lles et des hommes nus avec des bites. Notre jugement personnel se conforme aux normes du monde de l’art et par conséquent, «l’art» devient un luxe.
Je pourrais facilement comparer le scandale autour du travail de Marcus Kreiss au scandale d’Olympia de Manet en 1863. Par exemple, Olympia était perçue comme à la fois nue et non nue et la muse était une prostituée connue, d’où le scandale. En outre, ses proportions étaient plus grandes que la Vénus du Titien (son inspiration), d’ordinaire uniquement utilisée pour des représentations religieuses. Aujourd’hui, de nombreuses peintures pseudo-érotiques acceptables sont de petite taille et représentent des modèles de mode, de femmes « belles » ou des idoles pop. Dans les peintures de Marcus Kreiss, le sexe est majeur, de même qu’est majeur aujourd’hui son besoin de trouver son importance politique : il ne se cache pas.
Plus important encore, dans son art, il n’y a pas de bonnes et de mauvaises femmes. Marcus peint généralement des travailleuses du sexe, des modèles nus ou des femmes puissantes et aléatoires de tous âges, de toutes tailles et de toutes cultures. De toute évidence, son art est motivé par le pouvoir féminin et non par la beauté féminine (quelle qu’elle soit). L’argument du féminisme à l’ancienne selon lequel la pornographie est faite par et pour les hommes, a pour seul effet d’enlever tout pouvoir à la sexualité féminine. Il en va de même pour la fragmentation de l’art en «art érotique». Les super-femmes lascives de Marcus baisent aussi méchamment que les hommes, parce qu’elles sont des sujets de désir et non des objets. C’est un fait pour être contempler par le spectateur, et non simplement pour divertir.
Pour résumer, il me semble que le monde de l’art est en train de ré- adopter les mêmes critères puritains de nu public acceptable que dans l’art européen du XVIe siècle: l’art doit être asexué, sinon ce n’est pas de l’art. Mais qu’est-ce qu’un nu féminin acceptable et, bien sûr, acceptable par le féminisme ? La muse doit-elle être douce et aérienne? Impeccable et “une bonne fille”?
Pourquoi un mannequin est-il toujours un meilleur choix de nu qu’une travailleuse du sexe punk queer ? En raison de l’analphabétisme culturel, nous ignorons que les muses de certains des plus grands tableaux de l’histoire étaient des prostituées gaies et fières: les jeunes filles d’Avignon, les prostituées du Moulin Rouge de Lautrec, les femmes exhibitionnistes de Schiele, la Grande Odalisque, et plein d’autres.
Personnellement, j’ai toujours eu le sentiment de pénétrer dans la psyché de Marcus et vice- versa: il s’est toujours agi d’un dialogue entre deux artistes. Pour une raison simple : lorsque nous croyons tous deux qu’il n’y a pas de liberté politique sans liberté sexuelle, tout ne peut que bien se passer. Nous sommes égaux.
Le féminisme n’est pas des hommes contre des femmes, ce n’est pas des femmes contre des hommes, c’est une solidarité contre le lavage de cerveau toxique de la culture d’entreprise. Pour moi, c’est ce que l’égalité signifie vraiment.
Paris Septembre 2019
portfolio: https://www.anneclergue.fr/marcus-kreiss#marcus-kreiss-expo-marcus-kreiss-oeuvres